par Dr. Martin Bolle
Cette présentation aura pour but de critiquer la logique inhérente à l'informatique, laquelle est celle d'un programme. Il s'agira de promouvoir plutôt une logique stratégique seule à pouvoir nous garantir un minimum de liberté, et par extension de souveraineté. Pour ce faire, je vais donc me baser sur une assez vieille réflexion du sociologue Edgar Morin dans le deuxième tome de sa Méthode publié 1985. Et dans laquelle il compare la dynamique du programme avec celle de la stratégie, ou plutôt, il me semble, du projet. Il sera possible, par Morin, de comparer la logique du programme à celle de la domination bureaucratique de Max Weber, mais aussi, en parallèle avec le concept d’inspiration foucaldienne de gouvernementalité algorithmique pensé par mon superviseur de thèse, Thomas Berns et Antoinette Rouvroy.
Morin voit en la stratégie une forme de sa « méthode » qui se veut non-cartésienne. Mais la stratégie, je préfère le rappeler, est à l’origine la conduite de l’armée. Dès lors, il serait possible de penser les rapports entre programme et stratégie sous un angle militaire. Je pourrais d’autant plus le faire avec l’un des plus grands et controversés (en raison de son affiliation passée à un certain parti national socialiste) penseurs du droit du 20e siècle, et l’une de mes influences majeures : Carl Schmitt.
Dès lors, qu’est-ce qu’un programme ? Pour Morin, il s’agit d’un ensemble d’instructions codées qui, lorsque les conditions de leur exécution surgissent, permettent le déclenchement et le contrôle de séquences d’opérations définies et coordonnées en vue d’un résultat spécifique. En ce sens, Morin apparait décrire la raison bureaucratique weberienne, mais aussi la similarité de cette raison avec un algorithme, qui peut être défini comme un tel programme ou séquences d’opérations. Weber en effet est connu pour avoir théorisé la bureaucratie, laquelle, en tant que domination, trouve sa légitimité dans son caractère rationnel ou plutôt légal. Le parallèle que fait Arnaud, entre le droit et l’ordinateur, telles des machines à gouverner (et je rappelle que la cybernétique dans son étymologie renvoie au gouvernement) se tient plutôt bien.
Or cette légitimité rationnelle légale pourrait se retrouver dans la pensée de la gouvernementalité algorithmique de Berns et Rouvroy. En tant qu’il s’agit de gouverner sans gouverner, pour reprendre Berns en 2009 (quatre ans plus tôt), par rapport à l’usage de la statistique. Néanmoins, une telle gouvernementalité apparaît aller très loin. Elle agirait en trois temps :
- Par la récolte massive de données (ces fameux data) non triés ;
- Le traitement de ces données ;
- L’action sur les comportements des individus.
Ainsi, si la statistique, suite au travail au 19e siècle, d’Adolphe Quetelet, avait permis de théoriser une « physique sociale » avec un homme moyen, cette gouvernementalité algorithmique apparait fonctionner par rapport sur l’individu dont il s’agit de créer un profil sur lequel agir.
Mais si je viens ici de donner une certaine particularité de cette gouvernementalité algorithmique qui continue. D’où, si vous voyez les offres d’emploi, la demande exubérante des « analystes de données » surtout quantitative, qu’elle n’a rien de nouveau. Aussi, Berns et Rouvroy invoquent Michel Foucault et son cours au Collège de France, Sécurité, territoire, population, de 1978. Surtout avec sa réflexion sur les dispositifs de sécurité qui concernent la circulation des hommes et des biens. En ce sens, il s’agissait pour lui de montrer que le libéralisme politique avec son laisser faire était moins une idéologie qu’un mécanisme de gouvernement pour assurer cette circulation. Or tel pourrait aussi être une définition de la bureaucratie au sens weberien ou du programme de Morin dont la gouvernamentalité algorithmique ne serait, dans le fond, que le dernier avatar.
Il convient maintenant pour moi d’aller vers le second terme de ma présentation, toujours sur base de Morin : la stratégie. Si le programme est une coordination d’opération, de même pourrait l’être la stratégie. Mais ces opérations ne seraient pas, comme avec le programme, fondées sur la décision initiale, qui serait la cause de son déclenchement, mais aussi sur les décisions successives au fil de l’évolution des évènements. La stratégie ainsi se construirait, se déconstruirait et se reconstruirait en fonction de ces évènements. Ainsi, pour Morin, cette stratégie est une aptitude, celle d’entreprendre une action dans l’incertitude, et à improviser, à intégrer cette incertitude dans la conduite de cette action. Ce qui est décrit par Morin, à mon sens, n’est pas tant la dynamique de la stratégie que celle plus générale d’un projet. Je sais qu’il y a parmi nous des chercheurs. Or la recherche, comme l’entreprenariat, je pourrais-même dire, obéit à une telle dynamique. Nous avons un objectif initial, mais ce dernier évolue au fil de nos interactions, découvertes, conférences… Mais Morin, qui définit par « stratégie » sa méthode, que je peux ici qualifier de projective, ne se trompe pas tout à fait. Puisque la stratégie, qui est selon son étymologie, la « conduite de l’armée », a elle-même été définie par son réinventeur au 18e siècle, Paul-Gédéon Joly de Maizeroy, comme un tel projet. Lequel comprenait d’une part sa planification, et d’autre part sa mise en œuvre qui pouvait le faire évoluer. Morin reconnait que programme et stratégie, et donc projet, ne sont pas diamétralement opposés. Il y voit surtout leur combinaison. La complexité des programmes, loin d’éliminer la stratégie ou les projets leur donne des occasions, et tout comme développement de stratégies ou de programme donnent l’occasion de séquences programmées. C’est ici que je peux me remettre à deviser sur la gouvernementalité algorithmique. Pour en revenir à la recherche, le philosophe des sciences, Imre Lakatos, a proposé, contre le concept de paradigme de Thomas Khun, celui de programme de recherche. D’un point de vue très concret, le programme sert de cadre aux projets des chercheurs. Si ces derniers permettent la réalisation du programme, ils sont financés, sinon on coupe les vannes. Il semblerait d’ailleurs que les entreprises fonctionnent de la même manière.
Ladite Intelligence Artificielle peut ainsi être conçue tel un programme, et même ensemble de programme, sur lesquels sont aggloméré d’innombrables projets. Programmé une IA, générative ou non, est un projet en soi. Nous pouvons ainsi dire que derrière la dynamique du programme nous avons des projets. Ce qui est nommé, surtout avec le penseur étatsunien de la stratégie d’entreprise, Henri Mintzberg, une adhocratie ou gestion par projets.
Néanmoins, si j’ai quelque peu nuancé le problème de la stratégie chez Morin, je n’ai pas invalidé son propos. Si la stratégie peut être un vaste projet, de plus petits projets fonctionnent en son sein. Sans doute vous souvenez vous du film Openheimer qui parlait du projet « Manhattan ». Même si ce projet était le plus spectaculaire, d’autres existaient. Nous pouvons ainsi penser aux travaux sur les dispositifs anti-aériens du mathématicien Norbert Weiner, fondateur, après la seconde guerre mondiale de la cybernétique. Et je peux rappeler que le réseau d’agence de recherche avancée, dit Arpanet, l’ancêtre de notre internet, était à l’origine financé par le Département de Défense états-unien.
La dynamique autour d’internet, si elle est animée par les chercheurs, comporte ainsi un élément, ne serait-ce que financier, militaire. Nous pouvons en ce sens comprendre ce qui avait été nommée dans les années 1980 la Révolution des Affaires Militaires qui avait vu la naissance des systèmes de Command and Control. Ce dispositif de communication devait permettre une coordination de l’armée en temps réel. Il explique de même la supériorité – que dis-je ! – suprématie étatsunienne lors de la Première Guerre du Golfe de 1990 à 1991.
Par rapport à tous ces exemples de Openheimer et Weiner à cette Révolution des Affaires Militaires (ou RMA pour les intimes), je ne peux que souligner l’importance de la force aérienne. C’est-à-dire la branche la plus technique d’une armée contemporaine. Et c’est ici que je peux parler d’un point qui justifie que je sois parmi vous : un retour sur la philosophie du droit de Schmitt. Certains d’entre vous connaissent peut-être avec sa définition de la politique, ou plutôt de son critère par la discrimination de l’ami et de l’ennemi. Une telle position permet d’ailleurs de lier Schmitt à Georg Wilhelm Friedrich Hegel, pour qui la souveraineté, c’est-à-dire l’autonomie d’un peuple commence par celle vis-à-vis de l’extérieur. Schmitt a écrit un livre qui va me servir de base pour la fin de mon exposé : le nomos de la Terre, lequel lie philosophie du droit et géopolitique. Dans ce livre, Schmitt propose de penser que le droit a pour fondement, voire pour constitution, la prise de terre d’un peuple. À partir de cette réflexion, Schmitt propose une pensée de l’histoire qui a lieu en trois temps. Un nomos pré-global focalisé sur la terre, la seule prise d’un territoire, ou sol, de l’Antiquité à la découverte des Amérique, un second, global, et même moderne, entre cette découverte du nouveau monde et la fin des colonisations à l’aube du 20e siècle. Et la dernière commencerait de cette aube et continuerait, pouvons-nous le penser, de nos jours.
La découverte des Amériques, pour Schmitt, aurait été fondatrice d’un nouveau droit international. Puisque ce serait par elle qu’il aurait été possible de concevoir la Terre tel un globe. Mais aussi de différencier un droit terrestre, sur le sol européen surtout, et un autre maritime. Ce droit terrestre, des États modernes, je dois préciser, ne serait pas sans incidence dans les conflits armés en Europe. Il serait devenu possible de penser une guerre que Schmitt qualifie de non-discriminatoire, où les belligérants ne se considéreraient pas comme criminels, mais tels des ennemis légitimes. Et où il y aurait une séparation nette entre d’une part les militaires qui se battraient entre eux, et de l’autre les civils ou non-militaires qu’il convient d’épargner. Hors de l’Europe, ces guerres sur mers et dans les colonies seraient quant à elles discriminatoires. Les règles ne seraient pas les mêmes. Par contre, tout aurait pour Schmitt changer au début du 20e siècle et donc à la fin des colonisations. La guerre en Europe redeviendrait discriminatoire. Sans doute Schmitt pensait- il aux deux conflits mondiaux (bien qu’il ne mentionnait pas le second encore récent) où l’Allemagne était considérée comme criminelle. Il ne m’appartient pas de juger de la bonne ou mauvaise foi de Schmitt. Mais il convient de souligner qu’il explique ce retour à une guerre discriminatoire à partir d’une arme particulière : l’arme aérienne. Or, avec une telle arme, nous aurions une non-discrimination entre la terre et la mer, mais aussi le civil et le militaire. D’où le concept ironique de « dommage collatéral ». Vingt ans plus tard, Schmitt publia un essai qui devait préciser ce caractère discriminatoire des conflits contemporains, surtout depuis la guerre froide : la théorie du partisan. Où ce partisan, guérillero ou terroriste, prend une place centrale. C’est à ce partisan que s’opposerait surtout l’arme aérienne. À la bombe venue du ciel s’opposerait celle improvisée. Opposition qui prendrait les civils entre, presque littéralement, deux feux. Toute ressemblance avec un conflit militaire récent est fortuite.
Il convient pour moi, maintenant, de conclure cet exposé pour en revenir à notre gouvernementalité algorithmique. Sur base de Morin, j’ai voulu montrer la distinction, mais aussi la connivence entre le programme – qui est une autre forme de la domination bureaucratique wéberienne – et la stratégie, soit en tant que projet en général, soit comme conduite des armées. Nous pouvons dire que les intelligences artificielles ne font que continuer avec le numérique ou même les réseaux sociaux, certains dispositifs créés autour de l’armée de l’air. Nous pourrions même parler avec légitimité de surveillance de masse par rapport à laquelle la Chine pourrait être un exemple caricatural.
Comment nous libérer de cette gouvernementalité algorithmique ? Personnellement, je pense que la réponse ne pourra être que politique, aussi bien par nos actions collectives que par les pouvoirs publics. Je pourrais aussi dire qu’à la stratégie des programmes, il faudrait promouvoir une stratégie de contre-programme. Ou de partisan, mais d’un point de vue plus pacifiste. Ce ne pourrait que de cette façon que nous pourrions retrouver notre souveraineté.