JUIN 2013 - N°20

Les nouveaux Luddites

Internet, moteur de la croissance mais pas celui de l’emploi

par Philippe Escande, Cahier Eco & Entreprise du journal Le Monde

Au XIXème siècle, la révolution industrielle a détruit des centaines de milliers d’emplois dans les métiers traditionnels mais, peu à peu, à l’ère de la mécanique et de l’électricité, on assista à des créations massives de nouveaux emplois. Productivité, emploi et croissance ont longtemps progressé au même rythme. Pour Philippe Escande, le numérique ouvre un nouveau cycle de destruction-création de richesse. Mais le basculement va se faire dans un délai très court sans relève visible de l’emploi. Gare à la tempête sociale.


Dans dix ans, c’est peut-être un robot qui aura écrit ces lignes. Les ordinateurs ont commencé par effectuer de simples additions, par piloter d’autres machines, jouer puis gagner aux échecs, remplacer les dactylos puis les assistants. Demain, ils se substitueront aux avocats, analystes et journalistes, comme ils le font déjà pour des tâches simples. Avec la puissance de la machine : des scanners intelligents pourront, par exemple, analyser et synthétiser 570 000 documents juridiques en deux jours… C’est ce que l’on appelle le travail automatisé de la connaissance. Il fait partie d’une douzaine de technologies, identifiées par le cabinet McKinsey comme celles qui auront le plus d’impact sur la société et les entreprises dans les dix ans qui viennent (lire le Monde Eco & Entreprise du 24 mai 2012). Selon eux, l’automatisation de la connaissance touchera (détruira ?) le travail des quelques 250 millions de « travailleurs intellectuels » d’ici 2025 à travers le monde, soit 10% des travailleurs sur la planète. Si l’on élargit le cercle à des innovations à venir comme la robotique avancée ou l’impression 3D dans l’industrie manufacturière, on se retrouve delà du milliard d’individus affectés.

Bien sûr, ce débat de l’homme contre la machine n’est pas nouveau. Il constitue la trame de la révolution industrielle. Verra-t-on bientôt ressortir de leur tombe ces tondeurs et tricoteurs sur métier à bras du nord de l’Angleterre qui, en 1811, se sont révoltés contre leurs machines au point de les détruire en masse ? Le pouvoir de l’époque n’a pas pris de gants, il a pendu treize de ces « luddites » en colère, et leur profession a totalement disparu dès 1820. C’était le début de l’histoire industrielle. Depuis, l’économie nous a enseigné que la productivité et les machines n’étaient pas l’ennemi de l’emploi.

Pourtant, deux siècles plus tard, le débat semble ressurgir. Aux Etats-Unis, le travail de nombreux économistes américains ces deux dernières années a remis le sujet sur la table en interrogeant le trio infernal innovation-productivité-emploi. A la base de leur interrogation à tous, le double constat d’une croissance molle dans les pays avancés depuis plus d’une dizaine d’année et d’une difficulté à sortir d’un chômage structurel, que l’on connaît bien en France, mais qui est une nouveauté aux Etats-Unis. Pour Robert Gordon et Tyler Cowen, c’est le manque d’innovation qui encalmine toute reprise économique et empêche donc l’emploi de repartir. Une thèse popularisée par l’entrepreneur Peter Thiel et le champion d’échec Garry Kasparov. Depuis la fin des années 70, assurent-ils, aucune innovation de grande ampleur, comparable à l’électricité et l’automobile au début du XXème siècle, n’a provoqué de choc suffisant pour réveiller croissance et emploi. Nous avons mangé les « fruits des branches basses » (« low hanging fruits »), ceux qui étaient les plus faciles à cueillir, suggère Tyler Cowen dans son livre « La grande stagnation ». Pas d’innovation pas de croissance, sauf à crédit (ce qui s’est passé ces dix dernières années) et pas d’emploi en quantité suffisante.


Internet et la panne de travail

Faux, rétorquent leurs confrères Andrew McAffe et Eric Brynjolfsson, qui insistent au contraire dans « The race against the machine » sur le fait que c’est le trop plein d’innovation qui serait la cause de la panne du travail. Une thèse intuitivement plus satisfaisante dès lors que l’on contemple la vague de bouleversements qu’est en train de provoquer l’internet, voire les télécoms. Le débat récent en France sur l’effet positif ou négatif de l’arrivée de l’opérateur Free sur le marché de la téléphonie mobile en est la plus parfaite illustration. Car il est manifeste que, comme au temps des luddites du XIXème, des emplois traditionnels sont détruits en masse par l’internet. En 2011, la Comareg, premier groupe français de petites annonces avec son magazine Paru-Vendu édité en 200 versions régionales, a fait faillite, laissant sur le carreau plus de 1600 personnes. Ce fut le plus gros plan social de l’année. Cette entreprise prospère et bien implantée a été assassinée par un trublion de l’internet intitulée benoîtement « leboncoin.fr ». Par ce mélange d’ubiquité, d’universalité  et d’intemporalité qui caractérise internet, il est devenu le lieu incontournable de la petite annonce locale, qu’elle soit d’emploi, de logement ou d’automobile. A l’époque, leboncoin.fr employait 60 personnes…

Et l’on pourrait réitérer la même expérience avec Google face aux annuaires, AirBnB face aux hôteliers ou les sites de transport face aux taxis. A chaque fois, l’internet permet un usage plus étendu, avec dix fois moins de personnel. C’est cela la « lutte contre la machine ». Et le tuyau est encore plein d’innovations de ce type, de l’internet mobile à l’internet des objets, en passant par le Big Data. 

Nous semblons engagés dans une démarche inverse de celle décrite dans les années 1980 par le prix Nobel d’économie Robert Solow. Il s’exclamait en substance : « on retrouve l’informatique partout sauf dans les statistiques de la productivité ». Aujourd’hui ces gains sont tels que l’emploi ne suit plus. Selon les experts de McKinsey, le seul usage de l’analyse des masses de données informatiques, le « Big Data », pourrait réduire de 25 à 50% les coûts de recherche et développement d’un produit. Les fermetures de centres de recherche ne sont donc pas terminées.

Pourtant, comme le rappelle l’équipe de McKinsey, il faut raison garder, et surtout reprendre les évolutions sur longue période. Son raisonnement tient en trois constats.

1 - Premièrement, la productivité, mesurée par le produit intérieur brut par employé, n’a cessé de croître depuis trente ans. Aux Etats-Unis, elle a même été plus forte ces dix dernières années, avec un rythme de 1,8% par an. Une donnée à avoir en tête même si la croissance qui a été tirée par l’investissement dans les années 1990 l’a été plutôt par la bulle immobilière et la dette dans les années 2000.

2 - Deuxièmement, la croissance de la productivité sur longue période est toujours corrélée positivement à celle de l’emploi. Si d’une année sur l’autre, on peut noter des divergences, celles-ci sont effacées dès que l’on examine les décennies.

3 - Enfin, troisièmement, dans un pays développé, on trouve in fine toujours une corrélation entre la « maturité internet » d’un pays (pénétration, usage…) et sa croissance. Dès lors, si l’on pense que l’innovation ne se tarit pas mais repart au contraire sur un rythme très soutenu, on peut être optimiste sur la perspective à long terme de la croissance. Reste que la rapidité de diffusion d’internet est infiniment supérieure à celle du moteur à explosion ou de l’électricité, y compris pour les générations les plus avancées qui ne sont pas nées avec. Et donc la transition, déjà douloureuse à l’époque de la migration des campagnes vers les villes, conséquence directe de la mécanisation, pourrait l’être encore davantage. C’est elle qui encombre l’esprit des politiques, d’Aulnay à Florange, en passant par la presse quotidienne, et qui est porteuse pour eux des plus grandes menaces. Celle du retour sous une forme ou sous une autre des luddites de l’Angleterre profonde...

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